Entretien avec Franck DUVAL

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Dans ces mêmes colonnes, en Novembre dernier, Franck DUVAL avait publié un article intitulé « Faut-il s’en inquiéter ? », dans lequel il portait un regard préoccupant sur nos jeunes générations (17-30 ans). Le Journal du Périgord Noir a souhaité le rencontrer afin de recueillir son jugement sur les contours de notre société et de notre époque.

Le JduPN : L’ère sociale du repli sur soi que vous diagnostiquez chez les 17-30 ans est-elle selon vous, la même pour toute notre société ?

F.Duval : Nous vivons depuis plusieurs années une période historique où, en l’absence de discours politique générateur d’utopie et de collectif, l’individu est porté à se replier sur lui-même et à ne concevoir qu’une utopie individuelle : l’épanouissement de soi. Rappelez-vous les années 1980 à 2000. Il y avait des leaders politiques dont tout le monde se souvient (Jacques Chirac / François Mitterand / Georges Marchais / Jacques Delors / Alain Juppé / V.G.E. / Raymond Barre / Lionel Jospin…). Les débats pouvaient être vifs, mais chacun, à sa manière, portait un projet de société, qui pouvait recevoir une large adhésion.

A partir des années 2000, les discours politiques sont devenus beaucoup plus catégoriels, suscitant peu d’adhésion et donc peu d’enthousiasme. Ce morcellement du discours politique a alimenté le sentiment qu’il n’y avait plus vraiment de destin commun et que de ce fait, l’ultime quête était intérieure. Aux « grands récits » se sont substitués les petits récits de soi et du quotidien.

D’où un mouvement de repli domestique, idéologique, psychologique et même territorial, où l’on entre en quête de protection, de sécurité, de bien-être, d’entre soi. Les révolutions numériques nous ont « permis » de réaliser cette pulsion d’isolationisme et de « dissidence domestique », en faisant venir le monde à nous. Désormais, nous sommes majoritairement convaincus que la société qui nous est proposée ne nous convient plus, qu’il est impossible de la changer. Donc, on veut plutôt la régler à notre mesure, et faire en sorte qu’elle nous corresponde, qu’elle soit le reflet du moi. Nous vivons dans une réalité de plus en plus personnalisée, sur mesure : les personnes avec qui nous échangeons, le télétravail, les produits ou les loisirs que nous consommons, tout ce que nous faisons livrer à domicile y compris la nourriture, les fictions que nous achetons sur internet et dans lesquelles nous nous immergeons… Le mouvement semble irréversible.

Le JduPN : L’acte de consommation, au sens large du terme, paraît central dans votre propos.

F. Duval : Le sentiment de pouvoir « être soi » est en effet plus que jamais corrélé à l’acte d’achat et largement martelé par un marketing de plus en plus égotique. Les marques ayant bien compris que, aujourd’hui, les consommateurs étaient dans une quête de distinction (par rapport aux autres), ont créé une sorte de marketing relationnel : il s’agit de parler au coeur du client, d’entretenir le dialogue avec lui, de lui faire croire, qu’à leurs yeux, il est unique.

Les marques sont venues se placer comme le dernier champ de discours de valorisation de l’être (« ce produit vous rend unique »). Alors que les champs de valorisation narcissiques habituels -le couple, le travail, le sport d’équipe, la vie citoyenne- sont de plus en plus incertains.

 

Le JduPN : Assisterions-nous, quelque part, à la fin de l’autre ?

F. Duval : Une récente étude a montré que, lorsqu’on demandait aux gens ce qui fait une « vie réussie », seulement 13 % des français répondaient : une vie avec de multiples rencontres, un enrichissement par la relation aux autres…
Ceux qui répondent, , « l’aisance financière et le confort matériel », à cette même question, sont deux fois plus nombreux.

De toute évidence, moins on est confiant et ouvert sur autrui, plus le matérialisme prend de l’importance. Deux tiers des français estiment que « l’on ne se méfie jamais assez d’autrui ». Autant que ceux qui considèrent que « pouvoir acheter contribue fortement au bonheur ».
La défiance entre les individus atteint des sommets, et en même temps on souffre de plus en plus de solitude. Une enquête dernièrement menée par SOS amitié s’inquiétait du nombre d’appelants de moins de 20 ans qui, entre 2020 et 2022, a bondi de 40 % ! Ce qui ne cesse de me frapper est que « tout le monde » danse devant sa caméra Tik Tok ou Facebook mais les boîtes de nuit se vident. Les mariages sont en chute libre au même titre d’ailleurs que les naissances. Et comme on se sent seuls, le nombre d’animaux domestiques en France ne cesse de progresser.

Les relations amoureuses semblent de plus en plus anxiogènes, au point que le fantasme non dit finit par être celui de se lier, voire de se marier à soi, comme une sorte de « romance selfie », un amour non plus dirigé vers l’extérieur, mais vers soi-même.

Le JduPN : Chacun finit par se replier sur son nombril. Est-ce la fin de l’autre ?

F. Duval : Il faut bien reconnaître que lorsqu’on a le sentiment que l’on n’a plus de prise sur le monde, on revient à l’unité de base, le corps. On s’est replié sur ce qu’on pourrait appeler notre « packaging individuel à travers la course à pieds (de préférence seul), la chirurgie esthétique, le développement du muscle en salle de sport, les produits de beauté dont les ventes s’envolent…

Il suffit d’observer autour de soi où tout devient anxiogène. C’est la fuite des grandes villes qui deviennent, pour de nombreuses raisons, étouffantes. Que dire de la violence qui explose de toute part ? Même la relation au travail a profondément évolué, à croire qu’il devient, lui aussi, non pas un lieu d’épanouissement (dans toutes ses dimensions), mais lui aussi un espace anxiogène. Combien de fois ai-je entendu des jeunes et même des moins jeunes dire que travailler de 6h à 21h relevait de « l’esclavagisme » !!

Cela renvoie de toute évidence à ce que certains spécialistes appellent « la fatigue d’être soi », décrivant comment l’individu conquérant, en quête de performance et habité par l’envie de s’élever, était devenu un fardeau pour lui-même, et comment cette quête menait à la dépression, la maladie de la soi-disant modernité…

Aujourd’hui, on observe de nombreux états qu’on pourrait qualifier de « borderline », dans lesquels les gens ont l’impression qu’ils vont craquer. Ce que l’on intitule le burn-out est une façon de s’expulser de cette quête de la performance, de la réussite. Bref, on se consume. Et l’on préfère disparaître, s’évader d’un quotidien trop dur, trop déprimant, de limiter au maximum la relation à l’autre et de s’isoler.

C’est donc à une révolution de nos affects et de nos représentations qu’il faut s’atteler afin de sortir de cette ère mortifère du repli sur soi, d’abord individuellement, puis collectivement, afin de retrouver le sens de notre dimension collective.

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